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La vertu de clémence fleurit sans contrainte ;
Elle se répand comme douce pluie du ciel
Sur ce bas monde. Elle est double bénédiction :
Elle bénit qui la donne et qui la reçoit.
Elle est la plus puissante chez les puissants…
William Shakespeare
Le Marchand de Venise
Sanctuaire de la Littérature de Vashon
Jephtha Twain endura pendant trois jours les souffrances les plus raffinées, ce qui était le but recherché. Les hommes de main du Syndicat des Guerriers étaient des professionnels. S’il tournait de l’œil, il leur faisait tout simplement perdre leur temps. Durant les trois jours qu’il passa entre leurs mains, il ne perdit pas connaissance une seule fois. Ils avaient su dès le début qu’ils n’arriveraient à rien avec lui. Le reste de ses souffrances était le prix qu’on lui faisait payer pour tout le temps perdu. Quand ils eurent enfin fini de le tourmenter, ils le suspendirent à un crochet à viande, comme il savait qu’ils finiraient par le faire, au bord de la falaise d’obsidienne qui bordait les Hautes Marches. Souvent, les éléments subversifs étaient ainsi exposés, à demi morts, à la vue de la colonie pour servir de leçon, bien que la teneur de cette leçon n’eût jamais été très claire.
Les trois hommes du Syndicat des Guerriers étaient venus le suspendre à la tombée du soir, comme ils étaient venus le chercher. Et Jephtha les jugeait lâches d’agir ainsi. Sa paupière gauche était moins tuméfiée que la droite. Il réussit péniblement à l’ouvrir. Un pâle soupçon d’aube entrebâillait le ciel étoilé sur la joue noire de la mer. Les lumières nocturnes d’un navire transbordeur se balançaient au bord du quai noir au-dessous de lui devant la colonie. Comme les autres transbordeurs, il faisait le plein d’ouvriers qui devaient assurer la relève aux nouveaux chantiers du Projet Spationef.
Les lumières en mouvement des transbordeurs submersibles clignotaient sur la mer dans la nuit noire sur toute la distance qui séparait la colonie de Kalaloch de la tour de lancement du Projet. Un labyrinthe de digues organiques et de jetées de rocs s’étendait de part et d’autre de Kalaloch, offrant un support aux nouvelles installations d’aquiculture de la Sirénienne de Commerce où Jephtha n’avait cependant pas trouvé d’embauche lorsque son matériel de pêche lui avait été confisqué et son permis révoqué. Son associé avait eu le tort de garder deux ou trois poissons pour lui au lieu de les faire enregistrer côté port. La « nouvelle économie » du Directeur interdisait cette pratique, et ses hommes de main avaient fait des deux malheureux un exemple.
Sous le ciel naissant du matin, Jephtha se sentit devenir plus léger, puis peu à peu séparé de son corps. Il effeuilla la douleur qui enrobait sa chair meurtrie comme une vieille peau desséchée et contempla, du haut d’un rocher situé à quelques mètres de là, le spectacle lamentable de sa carcasse affaissée. Sous ces latitudes très méridionales, les journées de Pandore ne duraient pas loin de quatorze heures. Il se demanda combien de respirations il y avait encore dans ce polochon de côtes cassées et de chairs tuméfiées qu’il voyait devant lui.
Marika, pensa-t-il. Ma chère Marika et nos trois moutards. Le Syndicat des Guerriers a dit qu’il les aurait aussi.
Ils croyaient peut-être qu’elle aurait quelque chose à leur avouer. Ils proclameraient partout que cette femme et leurs trois petits étaient des créatures dangereuses et subversives. Ils commenceraient par s’occuper des enfants pour la faire parler ; mais elle ne dirait rien, car elle ne savait rien. Jephtha referma à grand-peine son seul œil intact pour cacher son sang et sa honte.
Les brigades « spéciales » du Syndicat des Guerriers du Directeur avaient transpercé la poitrine de Jephtha, dans plusieurs sens, avec des crochets à makis, de gros harpons en acier munis de têtes à l’incurvation cruelle de la largeur de son pouce, qui capturaient les premières lueurs de l’aube comme une armure pour jeter des reflets sur sa poitrine. Les barbelures d’acier et les ferrures pendaient autour de lui jusqu’à ses genoux comme un kilt. Les reflets des crochets et l’odeur du sang allaient bientôt attirer le capucin qui l’achèverait.
Jephtha avait capturé des milliers de makis avec des crochets semblables à celui-ci. Il avait fixé des dizaines de milliers de ces ganions à des centaines de lignes de traîne. La plupart étaient à présent défaits et s’entrechoquaient à chacun des mouvements que la brise légère du matin imprimait à son corps. Tout son poids était suspendu à deux douzaines d’entre eux, dont une moitié perçaient la peau de son torse tandis que les autres étaient plantés dans son dos. Il se disait que cela devait avoir une signification, mais ils ne lui avaient pas expliqué laquelle. Ils lui avaient appris, cependant, ce qu’il cherchait à savoir depuis des années.
Les Enfants de l’Ombre existent ! Il se répéta cela dans sa tête à plusieurs reprises. Les Enfants de l’Ombre existent réellement !
Tout le monde avait entendu parler de ces Enfants de l’Ombre, mais personne à sa connaissance n’en avait jamais rencontré un seul. Cependant, ces derniers mois, de mystérieuses émissions avaient été diffusées sur les canaux holo, la télé ou la radio, signées : « La Voix de l’Ombre ». Tout le monde disait qu’elles étaient l’œuvre de ces mêmes Enfants de l’Ombre. Et la rumeur se propageait, dans tous les villages, qu’ils se battaient pour déposer le Directeur, Raja Flatterie, et couper les jarrets à ses sbires. Les Nouvelles du Soir donnaient quotidiennement des informations sur leurs activités : détournements de matériel, vols de vivres, sabotages. Tout ce qui arrivait d’impopulaire ou de nuisible à la cause du Directeur était attribué aux Enfants de l’Ombre, y compris les catastrophes naturelles. La Voix de l’Ombre, qui utilisait un espace hertzien piraté et des moyens techniques complexes, informait le public sur les agissements du Directeur.
Jephtha avait frappé discrètement à plus d’une porte pour essayer de contacter les Enfants de l’Ombre. Mais il n’avait jamais eu le moindre écho en retour. La Voix de l’Ombre lui avait donné par contre assez d’encouragements pour qu’il se décide à agir tout seul. Et il se rendait compte, à présent, que c’était exactement ce que recherchaient les Enfants de l’Ombre.
Il avait voulu s’attaquer directement à la source, la centrale électrique située entre le domaine privé du Directeur et la colonie ouvrière qui s’étalait un peu plus loin, Kalaloch.
La centrale choisie par Jephtha faisait partie d’un complexe industriel qui fournissait de l’hydrogène, de l’oxygène et de l’électricité à tous les sous-traitants du programme spatial de Flatterie. La faire sauter revenait à paralyser pour un bon bout de temps le précieux Projet Spationef du Directeur et son usine orbitale. Les pauvres de la colonie avaient l’habitude de se passer de tout cela, raisonnait Jephtha. Des milliers d’entre eux n’avaient même pas l’électricité. Ce seraient Flatterie et son Projet qui souffriraient le plus. Mais il aurait dû se douter que les services de sécurité du Directeur y avaient pensé eux aussi.
Les interrogatoires s’étaient déroulés de manière classique, comme dans la plupart des cas. Ils l’avaient capturé facilement et l’avaient forcé à porter une cagoule, tout nu, trois jours durant, pendant qu’ils le torturaient inutilement. À présent, toute une série de barbelures d’acier cliquetaient contre les crochets chaque fois qu’il bougeait un de ses muscles. Ses blessures, pour la plupart, avaient cessé de saigner. Cela ne faisait qu’inciter les mouches à le piquer encore plus fort. Deux platelles venimeuses grimpaient le long de sa jambe gauche, battant des ailes en une sorte de danse rituelle. Elles ne l’avaient pas encore mordu.
Les capucins, priait-il. S’il faut en finir, que ce soit des capucins, et vite.
C’était pour cela qu’ils l’avaient suspendu ici. Pour qu’il serve d’appât aux capucins. Le premier capucin vif qui le trouverait frapperait à la vitesse de l’éclair, comme d’habitude, mais il se prendrait aux crochets à makis et ne pourrait plus se dépêtrer. Sa peau rapporterait une jolie somme au marché du village. C’était une source de profit et d’amusement pour les gardes, qui avaient parlé devant lui de partager ce qu’ils retireraient de la vente. Jephtha ne tenait pas à être grignoté vivant. Un capucin l’achèverait tout de suite. La soif lui asséchait tellement la bouche que ses lèvres se fendaient chaque fois qu’il toussait.
Au cours du déclin précipité de sa vie, Jephtha n’avait osé souhaiter que deux choses : se faire enrôler parmi les Enfants de l’Ombre et apercevoir, ne fût-ce qu’un instant, la divine Crista Galli. Il avait fait son possible en ce qui concernait les Enfants de l’Ombre. Et ici, enchaîné aux rochers qui surplombaient la résidence du Directeur, il observait les mouvements de l’immense demeure à travers la vision faiblissante de son bon œil.
L’une de ces silhouettes pourrait être elle, se disait-il. Il se sentait la tête légère et il gonflait sa poitrine pour moins sentir les crochets en songeant : Si j’étais un Enfant de l’Ombre, je m’arrangerais pour la sortir d’ici.
Crista Galli était la pureté sacrée, une jeune femme née mystérieusement dans les profondeurs du varech sauvage quelque vingt-quatre ans auparavant. Lorsque les sbires de Flatterie avaient « nettoyé » un banc de varech incontrôlé, il y avait cinq ans de cela, Crista Galli était remontée à la surface au milieu des débris. Par quel mystère le varech avait pu la faire grandir sous l’eau et la rendre ainsi à l’humanité à laquelle elle appartenait, nul ne l’avait jamais su et c’était l’une des choses que Jephtha et sa famille acceptaient simplement sous le nom de « miracle ».
La rumeur populaire disait que Crista Galli détenait la clé du seul espoir de salut de Pandore. Elle disait aussi que Crista Galli donnerait à manger aux affamés, guérirait les infirmes et réconforterait les mourants. Mais le Directeur, qui était en même temps Psychiatre-aumônier, la tenait enfermée.
— Elle a besoin de protection, disait Flatterie. Elle a grandi avec le varech et elle a besoin d’apprendre à être humaine.
Quelle ironie ! C’était Flatterie qui prétendait assumer la tâche de lui apprendre à devenir humaine ! Mais Jephtha savait à présent, avec toute la lucidité qui transcendait sa douleur, qu’elle était prisonnière du Directeur de même que tous les Pandoriens étaient ses esclaves. Jusqu’à cet instant, où il se trouvait suspendu au pied des Hautes Marches, les chaînes de Jephtha étaient demeurées invisibles : c’étaient les chaînes de la faim, les chaînes de l’endoctrinement et celles de la peur, qui grinçaient dans sa tête comme des dents glacées.
Il pria pour que les hommes de la sécurité ne trouvent pas Marika et les moutards. La colonie avait pris de l’extension, les gens pouvaient s’y cacher parmi les gens comme un poisson au milieu des poissons.
Il y a peut-être une chance…
Il secoua la tête, faisant s’entrechoquer les terribles ferrures. Il ne sentait plus rien à l’exception de la brise froide apportée par la marée du matin, chargée des effluves iodés du varech en décomposition sur la grève.
Là ! À cette fenêtre, tout en haut du bâtiment central !
La vision fugace avait déjà disparu, mais le cœur de Jephtha avait bondi dans sa poitrine. Son bon œil n’accommodait plus et les ténèbres s’épaississaient autour de lui, mais il était certain que la silhouette entrevue était celle de la pâle Crista Galli.
Elle ne peut pas être au courant de la véritable situation, se disait-il. Si elle savait quel monstre est Raja Flatterie, et si elle en avait le pouvoir, elle le détruirait aussitôt. Si elle savait seulement, elle nous sauverait tous.
Ses pensées se tournèrent de nouveau vers Marika et les moutards. Ce n’étaient pas tant de véritables pensées que des bribes de rêve. Il se vit avec les enfants, les tenant par la main, en train de traverser au soleil un champ isolé sur la côte. Il n’y avait qu’un seul astre du jour dans le ciel et sa lumière, quoique vive, ne brûlait pas. Il n’y avait pas d’insectes malfaisants. Leurs pieds nus rebondissaient sur un doux parterre fait de milliers de fleurs d’espèces différentes…
Le cri aigu d’un capucin, quelque part au-dessous de lui, le sortit brutalement de son rêve. Il savait qu’il n’existait pas, sur Pandore, de champ sans insectes malfaisants, où l’on aurait pu marcher pieds nus sur des fleurs. Il savait que les gardes de la sécurité de Vashon étaient réputés pour leur opiniâtreté, leur efficacité, leur cruauté. Ils avaient décidé de capturer sa femme et ses enfants et ils finiraient par les retrouver. Son dernier espoir était que le capucin en finisse avec lui avant qu’ils ne suspendent à ses côtés ce qu’il resterait de Marika.